L'incapacité stratégique
« Les études démontrent que les deux tiers aux trois quarts des organisations échouent la mise en œuvre de leur plan stratégique. » [traduction libre] – Donald Sull, HBR, mars 2015. Outch. Pourquoi est-ce ainsi?
Pour tout dire, c’est une question qui me hante depuis quelques années déjà. D’un point de vue professionnel, il est certain que développer une approche toujours plus distinctive et concrète sur la manière de réfléchir et d’activer la stratégie chez nos clients constituerait un avantage concurrentiel énorme.
Cela dit, c’est d’un point de vue social que cette question m’interpelle le plus. Si trois quarts des organisations ont de la difficulté à implanter leur plan stratégique, cela signifie que trois organisations sur quatre ne se transforment pas à un rythme adéquat, n’amènent pas les innovations désirées au marché, ne réinventent pas leur industrie, ne règlent pas leurs enjeux complexes et n’améliorent pas la vie de leurs employés et clients.
De plus, ce triste sort n’est pas seulement l’apanage des entreprises privées. Il concerne en fait tous les types d’organisations où des humains collaborent autour d’un but déterminé : OBNL, fondations, gouvernements, hôpitaux et institutions publiques. En d’autres mots, un plan stratégique peut aussi bien proposer un plan de transformation numérique d’une PME qu’un modèle pour réduire le temps d’attente des patients dans un hôpital.
Cette incapacité stratégique de nos organisations est sournoise, et elle ralentit le progrès, diminue notre impact sur des enjeux de société importants et affecte inévitablement notre qualité de vie.
Pourtant, nous poursuivons la même façon de faire d’une année à l’autre.
Revoir nos notions de stratégie
De Porter à Christensen, en passant par Martin, Kim et Mauborgne, des gens extrêmement brillants nous ont proposé des cadres théoriques pour concevoir des stratégies. Il n’y a aucun doute, l’enjeu entourant la stratégie ne se trouve pas au niveau du coffre à outils, mais bien dans la façon dont nous utilisons ces outils.
Au cours des dernières années, j’ai eu la chance d’accompagner des entreprises de toutes les tailles et de toutes les industries, ainsi que d’enseigner et d’étudier au troisième cycle dans une école de gestion. Mon humble constat, avec tout le respect que je voue à mes collègues et clients, est que la façon dont nous enseignons et appliquons ces outils de stratégie n’est simplement pas adaptée à notre ère de grands changements.
Il me semble évident que le problème se manifeste d’abord dans les écoles de gestion, pour s’amplifier ensuite sur le marché du travail. Nous formons et donnons des rôles clés à des gestionnaires qui abordent la stratégie de manière purement financière, pragmatique, linéaire, sans prise de risque, sans ouverture et créativité, et en négligeant le facteur humain, pourtant un élément capital de la réflexion. En fait, aux yeux de certains, plus l’approche est déshumanisée, plus elle paraît crédible.
En 2020, il faut s’ouvrir au plus grand nombre de réalités possibles. Aujourd’hui, il n’est pas normal que des dirigeants grincent des dents lorsque je leur demande de parler à leur personnel sur le terrain et dans les usines ou magasins, afin de bien mener leur réflexion stratégique. Il en va du succès de l’exercice.
En d’autres termes, nos outils sont modernes, mais notre façon de les utiliser est toujours coincée quelque part dans les années 1980, alors que l’humain était une variable, que le CFO détenait la vérité divine, et que l’optimisation des processus représentait l’unique avantage concurrentiel.
Si vous me permettez de caricaturer, le résultat est sensiblement toujours le même : une firme de consultation s’assoit avec la haute direction, ouvre son fichier Excel, analyse le marché, planifie quelques stratégies rigides sur une période de trois à cinq ans. Le plan est limité aux ambitions de l’équipe en place, n’offre aucune porte de sortie et très peu d’agilité. Ensuite, il y a un townhall, le président impose le plan à l’équipe. Ce plan se retrouve sur les tablettes un an plus tard et les années restantes font place à de la pure improvisation. L’équipe de direction présente à son conseil d’administration des indicateurs de performance liés davantage au marché qu’à ses propres actions. Deux ans plus tard, on recommence.
De la stratégie à l’ère des enjeux complexes
Au cours des prochaines semaines, je partagerai avec vous le fruit de mes lectures et réflexions des dernières années autour de ce que devrait être la stratégie à notre ère, c’est-à-dire l’ère des enjeux complexes. Le but ici est de lancer une discussion constructive qui servira à tous les stratèges d’aujourd’hui et de demain. Sachez néanmoins que je n’ai pas la prétention d’avoir réponse à tout. Pour moi, la stratégie est :
Itérative. La stratégie est souvent vue comme un catalyseur de changements radicaux dans l’organisation. Comme s’il fallait tout casser pour tout recréer. C’est précisément cette approche qui échoue, lorsqu’il y a trop de pression de tout transformer rapidement. La stratégie devrait être itérative et incrémentale.
Humaine. Trop souvent j’ai été témoin d’un exercice stratégique qui démarre avec les finances, sans considérer l’équipe assise autour de la table, les joueurs sur le terrain et surtout, les clients. Votre tableau d’indicateurs de performance est primordial, mais il vient plus tard dans l’exercice, l’humain doit passer en premier.
Créative. Les enjeux complexes nécessitent une grande dose de créativité, votre plus grand avantage concurrentiel si vous êtes capable de la générer dans vos équipes. Votre exercice stratégique doit laisser du temps et de l’espace pour faire jaillir la créativité.
Démocratique. J’ai toujours été contre l’idée que n’importe qui peut se proclamer stratège, car je crois que ça prend des pilotes aguerris pour mener à bien des exercices stratégiques. Cela dit, il est clair que la stratégie est le travail de tous, et non d’un ou deux gurus. Un stratège doit s’ouvrir au plus grand nombre d’idées possibles à travers l’ensemble de l’organisation, de l’usine au conseil d’administration.
Organique. Par définition, la stratégie est un ensemble de tactiques nécessaire pour gagner. À cet effet, on peut voir la stratégie comme dictant les tactiques (ça a été ma vision longtemps) ou comme les tactiques dictant la grande stratégie. Aujourd’hui, je vois cela comme un processus évolutif où la stratégie s’adapte au gré des tactiques et modifie des tactiques ailleurs dans l’organisation, de façon organique et vivante.
Je suis conscient que tout cela reste philosophique pour le moment. Je tenterai d’éclaircir ces concepts en début d’année 2021, en espérant que ces réflexions vous nourriront et vous aideront à mettre rapidement en place de meilleures pratiques en matière de stratégie!